Ange-Arthur Koua : du prêt-à-porter contre le prêt-à-penser
Jusqu’au 18 juin 2022, la LouiSimone Guirandou Gallery accueille entre ses murs l’exposition «Brassage», premier solo show de l’artiste-plasticien Ange-Arthur Koua. L’occasion de découvrir ou redécouvrir (en 2019 et 2020, Ange-Arthur Koua avait pris part à deux exhibitions collectives elles aussi tenues à la LouiSimone : «MANsonge» et «Ange-Arthur Koua & Friends », carte blanche à l’artiste) l’écriture singulière de cet artiste engagé, qui nous propose une vision du monde hors des sentiers battus, notamment par l’usage qu’il fait de pièces de textiles récupérées ici et là et assemblées en tentures.
Dans les rues d’Abobo, commune du nord d’Abidjan où il est né, vit et travaille, Ange-Arthur collectait, enfant, des objets pour les transformer en jouets. Faire renaître ce qui était délaissé, c’est le principe qui sous-tend sa démarche artistique. « Le choix du tissu notamment le jean, pour moi, se justifie par le fait que le jean a une mémoire…
Aujourd’hui l’un des vêtements les plus portés au monde, le jean est presque tout terrain. Des plantations aux supermarchés, dans les bureaux ou dans la rue… Il est toujours présent, s’enrichissant ainsi de pas mal d’expériences.
Chez nous les Akan, on dit que l’esprit (wawê) de l’homme demeure dans ses vêtements même après sa mort. Toutes ces raisons m’ont fait aimer davantage ce matériau », expliquait l’artiste début 2021 dans une interview accordée à Isabelle Zongo, de la Fondation Original. On pense à Jean-Servais Somian et ses méridiennes donnant un second souffle aux pirogues abandonnées qui content tant d’histoires de lutte et de survie.
À Yéanzi, ses sachets de plastique fondus pour constituer des portraits pointillistes saisissants de réalisme… À Mounou Désiré Koffi, qui incorpore des claviers de téléphones portables usagés dans ses peintures. À l’artiste ghanéen El Anatsui et ses monumentales tentures, assemblages complexes et minutieux mêlant tissu, peinture et sculpture. Et à bien d’autres encore.
Non-conformiste enragé tant sur le fond que dans la forme, Ange-Arthur Koua, bien que diplômé de l’École nationale des Beaux-Arts d’Abidjan, s’est très vite senti entravé par l’académisme dû à l’usage de la peinture en tant que matériau.
Dans son travail, il cherche à traduire le désir de «s’exprimer librement et de défendre des causes qui ne seraient pas la priorité des autres», et dit vouloir « être libre de toucher, tout utiliser comme [il] l’entend, pourvu que [son] moi intérieur soit satisfait». Une quête d’absolu qui l’a mené à cette esthétique mixte où se côtoient peintures et textiles.
Intégrant les problématiques environnementale, militante et sociologique à son œuvre, l’artiste décrit avant tout un « chaos monde » disloqué, à l’image de ces morceaux de tissus qu’il découpe, peint, salit, brûle colle, coud et assemble en pièces uniques souvent gigantesques chargées de narrations singulières, dans une tentative de réparation, de remembrement.
Artefacts d’une société qui s’est oubliée et campe encore sur des postures manichéennes à l’heure où le monde est plus que jamais «mélangé », ces bouts de textile manufacturé se transforment sous ses mains en pièces à conviction qui, à ses yeux, méritent mieux que de finir sous des amoncellements de sable et d’ordures.
En les déliant et en leur redonnant vie, il expose le troublant parallèle entre deux types de sédimentation : ces tissus, imprégnés des molécules des vivants qui les ont portés et livrés au rebut comme des chiffons devenus inutiles s’accumulant sous les strates conjuguées des déchets et du temps, font ainsi écho à notre civilisation de plus en plus unifiée, pourtant le fruit de multiples apports inscrits dans la durée, de décantations ayant formé un socle culturel constitué de connaissances, techniques et pratiques transmises aux descendances.
Ce faisant, l’artiste donne vie à « de nouvelles formes de parures qui seraient les expressions de nouvelles traditions, [inventant] une nouvelle histoire fantasmée […], une ode humaniste et ‘’entre les eaux’’, une expression toujours renouvelée qui nous rassemble ». Et nous ressemble.
«Brassages» d’Ange-Arthur Koua : Jusqu’au 18 juin 2022 LouiSimone Guirandou Gallery
Par E. Vermeil
Publié en juin 2022