Slow life ou l’Éloge de l’Inaction
Salle d’attente d’un show-room du boulevard de Marseille. Haut-parleurs qui crachotent quelques airs irritants de coupé-décalé. J’ai des envies de sang et des éclairs de violence dans les yeux. J’attends depuis 59 minutes d’être reçue pour retirer un produit. Une heure de rendez-vous m’avait pourtant été fixée !
Comme tout le monde, je déteste attendre. Je pense aux demandes de mes clients qui s’entassent, à la réunion que j’ai dû décaler pour être à l’heure, aux embouteillages du pont HKB à l’heure de la rupture du jeûne, aux devoirs d’AlChoco, aux appels que je dois retourner. En plus, je n’ai presque plus de batterie sur un de mes téléphones, je n’ai pas pris mon ordinateur, et pour couronner le tout j’ai une furieuse envie d’uriner !
Aujourd’hui seulement, un acteur va mourir dans le film… Ni les propositions de cafés, de verres d’eau, ni les sourires contrits n’entament mon énervement. Au contraire, tout ça c’est pour augmenter les problèmes de l’Être humain, avec vos liquides ! Depuis une semaine que j’ai commencé la transaction commerciale avec cette société, j’ai eu le loisir d’attendre et d’observer les (dys)fonctionnements.
5 visites, plusieurs mails et conversations sur Whatsapp, quelques appels. « Patientez juste un petit peu, mon Directeur est en réunion ». « Nous devons attendre 3 jours pour obtenir la confirmation du chèque ». « La Caisse n’est pas ouverte le samedi, Madame, malheureusement ». « Nous vous ferons signe pour la facture, nous attendons le tampon du DAF ». « Le Bon de livraison n’est pas encore arrivé à notre niveau ».
Il est urgent d’attendre. La commerciale est pourtant très avenante, aimable, réactive, mais totalement prisonnière des process de l’entreprise qui l’emploie. Mille cachets, tampons encreurs et paraphes plus tard, le précieux sésame en main, je peux disposer. 15 minutes de transaction effective m’auront coûté presque trois heures de temps.
Le temps. À Abidjan, comme ailleurs, c’est la denrée la plus rare. « On va gagner temps ! » Comme des fourmis besogneuses, nous sommes englués dans des embouteillages, pressés d’arriver à nos rendez-vous, pour finalement passer une demi-journée à attendre notre tour dans la salle d’attente du gynécologue ou du pédiatre. Grrrrr… ! Il paraît que nous devons patienter, c’est la raison pour laquelle nous sommes appelés patients.
Pendant ce temps, passent devant nous des personnes à l’air important, deux téléphones dans une main, un autre pressé contre une oreille, précédées de parapheurs monstrueux, qui courent d’une réunion à une autre, et parfois d’un aéroport à l’autre.
En toute honnêteté, ces activités frénétiques sont-elles bénéfiques pour notre santé et surtout pour notre productivité ?
Être occupé me semble devenir un mécanisme de défense. Ces longues listes de réunions et de choses à faire rendent intolérable la moindre seconde d’inactivité. Nous distrayons notre esprit avec une tonne d’actions, des sentiments d’excitation et d’euphorie, et nous nous ‘blaguons’, pensant donner un sens à notre mission ou à notre existence… Illusion de contrôle !
Malheureusement, dans nos organisations, les drogués du travail voient leurs actions valorisées, encouragées et même récompensées. Le présentéisme est la loi. Le fait de manger des bananes braisées ou des sushis à son bureau plutôt que de « perdre » une heure à déjeuner est la preuve irréfutable que l’on est compétent, productif, et utile à l’entreprise. Surtout, quitter le bureau après le patron, envoyer des emails tardivement, et traquer ses collaborateurs à l’aide des outils collaboratifs !
Pourtant, être workaholic, travailler dur et beaucoup n’est pas synonyme de travail intelligent et utile. Un environnement de travail à cadence effrénée peut dégrader la santé mentale et physique des salariés, avec des conséquences telles qu’une baisse de motivation, des épisodes dépressifs, l’usage accru de drogues, le harcèlement moral, une dégradation des relations et un taux d’absentéisme plus élevé…
Et si nous ralentissions un peu ? Dans la salle d’attente, au lieu de regarder avec désespoir la jauge de la batterie de mon téléphone se vider, si je me déconnectais ? 59 minutes, c’était assez de temps pour une prière méditative, ou des exercices de relaxation, ou une petite promenade au milieu des pots d’échappement. Regarder dans le vide et laisser mes pensées errer. Me conduire d’une association d’idées à l’autre.
Avez-vous remarqué que les meilleures idées vous viennent souvent sous la douche, ou après une petite marche, après une période d’ennui, pendant un voyage, où, coupé de vos distractions électroniques et occupations quotidiennes, vous avez le temps de ne RIEN faire ?
Être seul avec soi-même peut être angoissant.
Pourtant, se ménager des fenêtres pour ne faire absolument rien et être dans l’instant présent a des avantages inestimables. Carpe diem. Des périodes d’incubation, pour mûrir nos idées. De la présence dans l’instant, pour aimer, échanger, nouer et consolider des relations tendres. Écouter, plutôt que réfléchir à ce que l’on va répondre. Dire non, pour préserver les quelques instants sacrés ou privilégiés qui nous font du bien. Améliorer la qualité de notre sommeil, pour booster nos défenses immunitaires et notre créativité. Se mettre à temps partiel ou prendre une journée de télétravail par semaine. Se réveiller une heure plus tôt pour regarder le plafond ou le lever de soleil.
Essayons donc la slow life… nous le valons bien.
Par Zebra Zoum
Publié en mai 2021