Le cacao est amer, le chocolat est doux
Le billet de Gauz’
Ceux qui suivent en classe savent que sur le sujet cacao/chocolat, j’ai déjà écrit un article en deux volets « Cocoaïans, la révolution à venir » en plus de celui du mois dernier, « Traite du cacao ».
On va finir par se dire que je suis obsédé par la question et on aura raison. Ecoles, routes, hôpitaux, ponts, maisons, immeubles, tours, voitures, etc. et tout ce qui fait qu’on dit que « Côte d’Ivoire est chic » et « Babi est le plus doux au monde »… absolument tout ici est du cacao reconverti. Il n’y a rien qui n’est lié au revenu du cacao, donc directement à la sueur d’un paysan.
Et il en faut des litres de sueur pour sarcler, biner, racler, faucher, débroussailler, entretenir une plantation cacao jusqu’à la cueillette. Il en faut encore des litres pour le cabossage¹ , la fermentation², le séchage, le triage avant de mettre le cacao dans les fameux sacs de jutes pour pesage. Si tout se passe dans les normes, le cacao est payé au kilogramme au prix fixé par le gouvernement chaque année.
Cette année, c’est 1000 F. Évidemment, rien ne se passe jamais dans les normes pour le paysan. Les engrais, les pesticides, la scolarisation des enfants, les médicaments en temps de maladie, l’accouchement du petit dernier, les funérailles de l’oncle, les baptêmes, les quêtes à l’église ou au temple, la dîme pour le pasteur, les cotisations pour tout et n’importe quoi, en un mot, la vie quoi, celle qui est bien plus dur dans un village de Guibéroua que dans une villa de Angré… tout ça fait que le paysan arrive lourdement endetté devant le pisteur³.
D’autre l’appelle le vautour, il n’en a rien à faire du « prix officiel », il renifle l’odeur fétide des urgences d’un paysan aux abois qui aura beaucoup de chance si on lui donne 800 le kilo.
Rêvons et disons que le paysan vend une tonne de cacao. Ça fait en tout et pour tout 800 000 F et ciao, à l’année prochaine ! Il se débrouillera avec pour rembourser toutes les dettes citées plus haut avant d’avoir une vie et revenir encore plus lourdement endettés pour le bonheur des pisteurs et tous les intermédiaires de la filière depuis le champ jusqu’à la bourse de Londres.
Evidemment, on ne vit pas dans un rêve. Plus de la moitié des paysans producteurs récoltent moins d’une tonne par an. Le cacao s’est développé sur le modèle de parcelles paysannes éclatées. Pas de grand latifundos comme en Amérique du Sud, mais une armada de petits propriétaires terriens. D’ailleurs, cette pression sur le foncier rural est à l’origine des troubles les plus sérieux en Côte d’Ivoire. La guerre de 2002 à 2011, en réalité, c’était pour la possession de terres à cacao.
Voilà comment la frange la plus pauvre de la population produit la plus grande richesse du pays. En plus, les paysans du cacao vivent en des endroits où l’État n’investit presque rien. Pas d’écoles, pas d’hôpitaux, pas de routes, pas de ponts, pas d’université…
Les Soubré, Guitry, Guibéroua, Buyo, Méagui et toutes les régions productrices de cacao, sans exception, sont des déserts d’investissement public. Voilà le plus gros scandale, la plus grande honte de ce pays, tout gouvernements confondus depuis 1960.
Pendant ce temps, sur le marché international, le prix du cacao atteint des records. On est actuellement à plus de 3 700 $ la tonne, du jamais vu depuis 1979. Oui, la fameuse tonne des 800 000 F du paysan, elle est vendu à presque 2 000 000 de F (en fonction du taux du dollar bien sûr, on fait rien avec le CFA).
Est-ce qu’avec ces prix records, le paysan touche quelque chose en plus ? La réponse est simple : rien ! L’État ? Oui, bien sûr. Mais ses investissements ne vont même pas arriver au Pays-Bas (4), le dernier quartier en sortant de Babi. Les régions productrices de cacao peuvent continuer de confier leur sort à la prière : allamdeluia !
La tonne à 3 700$, ils sont 5 sociétés à l’acheter dans le monde : Cargill, ADM, Barry Callebault, Blommer et Petra Food.
Evidemment, ces sociétés n’ont aucun capital ivoirien, même Barry Callebault malgré son nom de vendeur de spaghettis au kiosque (5). On les appelle les broyeurs. Leur travail, c’est de broyer les fèves pour les vendre aux chocolatiers en ramassant un gros paquet de plus-value au passage.
Broyeurs ! Même les derniers de la classe sont en train de se demander pourquoi nous-même on peut pas faire ça directement. Je n’ai pas de réponse pour eux. Ça dépasse le complexe colonial !
Après, ces 5 gaillards vendent le cacao broyé à 5 autres gaillards qui vont truster l’ensemble de toute la fabrication industrielle du chocolat dans le monde : Mars, Kraft, Nestlé, Hershey’s, Ferrero. Voilà comment 10 gaillards cueillent 90 % du prix des tablettes de chocolat dont vous aller tous vous délecter durant les fêtes de fin d’années.
L’État va se gaver du gros des 10 % restant, la bourgeoisie cacaoyère du pays prendra sa part avant que le paysan se traine avec un pourcentage de plusieurs dizaines de zéro… avant la virgule. On n’a pas besoin d’être un génie pour expliquer comment sortir de ce scandale. Il faut oblitérer d’abord les 5 premiers et s’attaquer aux 5 derniers ensuite.
Pablo Escobar vendait de la cocaïne dans le monde entier, pas des feuilles de coca. On doit vendre de la cocoaïne, c’est à-dire du chocolat, pas de cacao. Parce que le cacao est amer, mais le chocolat est doux.
¹Cabossage, c’est frapper avec un gourdin une cabosse de cacao pour la casser, l’ouvrir et en extraire les fèves. Donc quand un nouchi te dit « je vais te cabosser », fais attention à ta tête.
² Oui, on fermente le cacao, mais à part les abeilles et les mouches alcooliques, personne n’en boit. Y’a pas longtemps que les gens ont commencé à fabriquer de la liqueur de cacao ici.
³ Le gars qui suit la piste jusqu’au bord du champ avec des billets tout frais pour acheter le cacao.
4 À la sortie nord de la ville, des habitations précaires s’entassent dans les bas-fonds surplombés par l’autoroute. Il n’y a pas eu besoin de beaucoup d’imagination pour trouver le nom du (nouveau) quartier.
5 Les kiosques (ou « dos tournés » au Cameroun) sont des mini restaus spécialisés en « spaghetti-rognon», lait caillé et omelette. Ils sont tenus traditionnellement par des gens qui disent toujours s’appeler Diallo ou Barry.
Par Gauz’
Publié en décembre 2023