Une Remarck sur les talons de Talon
Dans un pays comme le nôtre, qu’est-ce qu’il y a de plus important que ce qui constitue l’identité, l’histoire, le présent et la capacité à s’affirmer, se projeter dans le monde ? Sûrement pas l’armée ; les armes physiques peuvent tuer, sans jamais soumettre, demandez aux japonais. Sûrement pas l’économie ; la bourse, le PIB, l’investissement, la dette, etc. sont au mieux des conventions, au pire des dogmes. Sûrement pas l’agriculture ou l’industrie, nous la sous-traitons aux anciens colons depuis les prétendues indépendances… arrêtons là le suspense et disons que c’est la Culture, avec une majuscule. Et en Côte d’Ivoire, le dernier remaniement nous a dotés d’une Ministre de la Culture avec une majuscule.
Elle s’est tout de suite mise au travail en embrassant tous les chantiers en cours ou laissés en friche par ses prédécesseurs : cinéma, peinture, musique, art plastique, design, traditions, histoire, livres… Et dans sa « to do list »¹ , elle s’attaque à l’un des plus gros, mais aussi l’un des plus beaux morceaux de la culture pour tout le continent : la restitution des « œuvres matérielles d’art et de l’esprit » des pays d’Afrique, pillées, volées, ou escroquées durant la colonisation. Dans ce terrible champ de bataille, Françoise a choisi de nous ramener le grand tambour parleur Atchan : le Djdji ayôkwê. Son seul nom même enjaille et en impose, autant que sa forme : un fût de bois et de bronze long de 3,38 mètres pesant une demi-tonne.
Atchan est l’autre nom pour désigner les Ébrié, populations les plus anciennes autour de la lagune éponyme. Oui, le Djidji ayôkwê est abidjanais oridjidji² . On peut l’imaginer être le symbole des armoiries de cette ville à la place de ce vieux voilier négrier qui orne honteusement le frontispice et les documents officiels de la plus grande ville du pays. Moi Gauzorro, né libre à Abidjan dans un pays indépendant depuis 11 ans, mon extrait d’acte de naissance est encore frappé d’un négrier ressemblant à ceux qui ont emporté pendant 4 siècles mes ancêtres dans la traversée du milieu, le voyage sans retour vers la captivité des Amériques. Vraiment, un peuple qui ne se connaît pas en arrive à des absurdités… Rien qu’au regard de cette hérésie, on peut comprendre l’enjeu du retour d’un tel objet : recoudre les tissus des mémoires déchirées.
Françoise Remarck est la première officielle ivoirienne à avoir approché ce tambour. Pour cela, elle est partie jusque dans les sous-sols du musée du quai Branly, le plus grand lieu de détention (tu peux aussi dire « prison ») de tous ces objets issus d’un génie culturel que l’on ne nous apprend ni à l’école ni dans aucun autre lieu d’apprentissage et de connaissance de notre propre monde. Il est là-bas, majestueux, rêvant d’un retour triomphal sur les bords de la lagune Ébrié qui l’a vu naître et rythmer la vie des Atchans, ses pères et mères. La mission n’est pas impossible. Patrice Talon, président du Bénin, a montré la voie. En février 2022, 120 ans après leur « emprunt » à Abomey et 3 mois seulement après les avoir « récupérées » en France, 26 œuvres symboles du pouvoir royal ancien du royaume du Dahomey sont exposées à Cotonou. Elles vivent désormais loin des bords de Seine, à nouveau baignées dans la culture qui les a enfantées.
L’exposition est un succès populaire inédit. Les réservations explosent, les queues sont interminables, cela dure des mois. Dans toute l’Afrique et de tout temps, on n’a jamais vu autant de personnes de tout horizon social, ethnique et religieux se masser devant un bâtiment pour voir des « objets » d’un temps que l’on nous a longtemps bassiné comme révolu, arriéré, porteur de valeurs aujourd’hui largement dépassées. On nous a aussi abondamment seringué d’une « inaliénabilité des collections nationales françaises » (sic), d’incompétence congénitale à ne pouvoir ni savoir s’occuper de ces « objets », encore moins les mettre en valeur dans une exposition digne de ce nom, « comme au British, au Moma ou au Quai³ ». Il y a eu aussi les tenants du « fil coupé », un mystérieux courant alternant entre perte de conscience symbolique et désacralisation des « objets » (notamment pour les laisser dans le seul champ de l’esthétique et la valeur marchande) ! Toutes ces décennies d’inanité, de mauvaise foi et de condescendance sont battues en brèche par ce que le Bénin a réussi. Au cœur même du pouvoir qu’elles représentent, dans l’antre de la présidence de République, 26 chefs-d’œuvre d’Afrique viennent de rencontrer leur peuple, au propre comme au figuré.
Cette réussite d’aujourd’hui a commencé par des hommes et des discours d’hier. C’est Mobutu (oui oui) qui se muant de Joseph Désiré en Sesse Seko a planté la flèche dans la carcasse des consciences en 1973. Il a clairement exigé la restitution immédiate des œuvres congolaises embastillées en Belgique. Avant lui, aucun pouvoir, aucun chef d’État africain n’a embrassé le problème de manière aussi frontale et en public : c’était à la tribune de l’ONU, la même que les nouveaux représentants africains utilisent pour se lancer des noms d’oiseaux les uns sur les autres sous le regard amusé et moqueur du reste du monde 4.
Ensuite, tous les pontifes, les experts en tout et rien, les collectionneurs, les institutions, les conservateurs de musée… tout le monde, de bonne ou mauvaise foi, a fait nager la question des restitutions dans l’élégant style du sur-place. Et puis, il y a eu le puissant rapport Sarr-Savoye aussi appelé « rapport SS » dans ma petite bande de provocateurs. C’est un cas d’école de finesse de synthèse. Il a donné une compréhension claire (même aux plus paresseux) tout en proposant des solutions intelligibles à tous. Ne restait qu’à puiser dans cet arsenal, ce que firent Emmanuel Macron (le commanditaire du rapport) et surtout Patrice Talon.
Dans son fameux discours de Ouagadougou (celui du climatiseur en panne avec Roch Kaboré) en novembre 2017, Macron avait tendu une perche ferme. Talon l’a saisi tout aussi fermement. Et en 4 ans, quasiment jour pour jour, les 26 sculptures pouvaient prendre un avion spécialement affrété et s’évader de plus d’un siècle de captivité. Elles sont accueillies à Cotonou avec les honneurs dus à leur haut rang symbolique. Tout ce que compte l’État comme officiel est en rangs serrés dans les jardins de la présidence pour une émouvante cérémonie d’accueil. Felwinne Sarr et Bénédicte Savoy sont du nombre des invités, on n’est pas du tout ingrat du côté de Cotonou.
C’est beau, c’est intelligent, les larmes qui coulent ce jour-là n’embrument pas les yeux, elles dégagent le regard sur l’histoire. En matière de « restitution », en Afrique, il y a désormais l’étalon Talon, et nous rêvons d’une Remarck à ses talons.
Par Gauz’
¹ To do list : c’est un anglicisme très à la mode, surtout chez les mystificateurs du coaching et du développement personnel. Si tu ne sais pas ce que ça veut dire, ce n’est pas grave. Il suffit juste de savoir vaguement le placer et tu vas paraître trop cool.
² Oridjidji : original, un autre anglicisme, mais qui vient du nouchi.
³ British museum à Londres, Museum Of Modern Art à New York, Musée Jacques Chirac (oui, c’est le nom vrai du musée du quai Branly) à Paris.
4 La 77ème assemblée générale de l’ONU qui s’est tenue du 20 au 23 septembre 2022 a dégénéré en concours de « gâtegâte », ces injures puériles que l’on se lance dans les cours de récré de Babi.