Clin d’œil Gauz’: Le pain, l’huile de palme et Dadié
Ah, l’an foiré 2020 ! Il aura été interminable, ce qu’en zouglou1 on traduit par internationalement minable. En décembre, nous fêtions la fin de cette annus horribilis 2020 (lis bien avant de raconter que le BAAB met des strings, y’a 2 « n ») quand de drôles de nouvelles en provenance de 2021 venaient entacher les célébrations.
Dialogue entendu :
– Le prix du pain !
– Quoi le prix du pain ?
– Il va augmenter.
– C’est le destin de tous les produits de consommation. Ça fait des années que la baguette coûte 150 F. C’est normal que ça bouge un peu. En économie, on appelle cela l’inflation. Quand on était petit à l’EPP Sicogi2, la baguette coûtait 25 F.
– Ah le vieux, tu parles d’un temps où les tyrannosaures couraient au Plateau. Des rumeurs disent que dans un mois, le prix du pain va prendre plus de 100% d’augmentation.
– Han ? Mais comment les Baoulé vont faire ?
Agitation en fond de classe. Qu’est-ce que les Baoulé viennent faire dans ce qui est plus qu’une inflation, mais carrément une inflammation. Selon des statistiques de l’ENSEA3, 33% des Ivoiriens sont baoulés et près de la moitié de la population a au moins un parent de cette ethnie. Dans cette langue, le pain se dit « brou ». Le chiffre 10 se dit aussi « brou », le maximum de doigts que peuvent porter les mains.
La symbolique est claire. Là-bas, on aime tellement le pain qu’il se mange avec les deux mains. Bien plus qu’une denrée alimentaire, le pain est devenu culturel, voire cultuel. Par extension, tous les Ivoiriens sont des mordus du pain.
Comment en sommes-nous arrivés là ? Pour les derniers de la classe qui n’ont pas encore couru acheter mon magnifique roman Debout-payé (« On ne montre pas son village de la main gauche », proverbe baoulé), je vais citer in extenso un de mes personnages préférés, la magnifique Angela : « Comprenez bien les enfants, on ne peut pas être indépendant quand, même ce qu’on mange vient de ceux qui nous aliènent. Une grande partie de la richesse nationale retourne en Occident par l’achat des tonnes de blé dont nous avons besoin pour satisfaire le caprice du pain. Comprenez bien les enfants, le pain est un caprice alimentaire, un complexe alimentaire, un mimétisme alimentaire, un traumatisme alimentaire, une aliénation alimentaire, un suicide alimentaire. Le pain est tout ce que vous voulez, sauf une denrée de subsistance pour nous. On n’est pas au Sahara. Ici, tu jettes n’importe quelle graine par terre et sans même te baisser une seule fois dessus, elle devient un baobab en 6 mois ! Imaginez tout ce qu’on pourrait faire avec tout l’argent du blé qu’on donne à des paysans blancs ?»
Voilà qui est clair et comme on dit au basket, « accordé plus la faute ! ».
Je vois venir les prompts-à-la-critique. Je ne dis pas que c’est bien d’augmenter le prix du pain. À l’image de tous les Ivoiriens (Baoulé ou pas), j’ai la pochite aiguë, une maladie bien plus contagieuse que le variant anglais de la COVID (toi aussi tu entends poche vide ?). Je dis seulement que les temps de crise sont propices aux questions et il ne faut pas avoir peur de se poser les bonnes. On peut ainsi étendre l’interrogation à notre rapport à l’huile de palme raffinée (retiens cet adjectif) dont le prix a aussi pris du gras.
De Grand Drewin4 à Tingréla5, on n’imagine plus préparer quoi que ce soit sans huile de palme raffinée. On la dit raffinée parce qu’elle est obtenue en faisant subir à la graisse de palme (l’huile rouge là) le même processus chimique (le raffinage) que le pétrole pour obtenir l’essence. Dans les années 50, les industriels ont sciemment accepté de dégrader les qualités nutritives de la graisse de palme pour obtenir la belle couleur or plus séduisante et attractive dans les rayons des marchés et supermarchés. On a vite adopté leur vision esthétique.
Pourtant, avec le sucre et le sel, elle est l’alliée des 3 assassins silencieux, les plus graves problèmes de santé publique de l’Afrique moderne : AVC, diabètes et insuffisances rénales ! De surcroît (toi aussi tu entends sur-poids ?), cette huile a non seulement ravagé les paysages pour sa culture, mais elle ravage aussi les paysages individuels. Grosses fesses et gros ventres sont devenus le canon (in)esthétique par défaut dans un pays où abdos serrés et jambes galbées étaient la norme il n’y a pas si longtemps.
Avant que l’on ne me traite de grossophobe, je vais finir par un petit moment de grâce (toi aussi tu entends grasse ?). En 2015, j’avais rendez-vous chez Bernard Dadié pour une série de photos et d’interviews.
Avec mon compère Alex Kipré6, nous avons débarqué chez lui tôt le matin. L’homme nous a invités à prendre le petit-déjeuner. J’avoue que, ô aliénation suprême, je m’attendais à un petit plateau avec du pain, une omelette (à l’huile) ou je ne sais quoi d’autre. Ignames bouillies à l’eau, écrasé d’aubergines africaines-oignons-piments saupoudré de poisson sec couronné d’une cuillère à café d’huile rouge, le tout servi sur un plateau fumant.
Pendant que nous nous délections goulûment, il a dit avec un sourire en coin : « Je mange comme ça tous les matins depuis aussi longtemps que je me souvienne. Manger est le premier acte politique et culturel que l’on pose dès la naissance ». Bernard Dadié nous a quittés à 103 ans.
1 Zouglou : musique urbaine beaucoup appréciée par les procureurs.
2 EPP Sicogi 1 : La première École Primaire Publique du quartier Sicogi. Aujourd’hui, le marché de Yopougon arrive dans la cour de récré.
3 ENSEA : École Nationale Supérieure de Statistique et Économie Appliquée, connue pour avoir la plus belle pelouse de tout Babi. Pour toi qui as des projets de sabotage, sache qu’elle est visible depuis l’école de Police.
4 Grand Drewin : extrême Sud, à l’Est de Sassandra, sur les plus belles plages du pays. L’endroit a failli être choisi comme capitale par le colon. Aujourd’hui, c’est un modeste, mais bucolique village entouré de plantations de palmiers à huile.
5 Tingréla : extrême Nord, ville connue pour avoir vu passer Réné Caillé au 18ème siècle et Louis Gustave Binger au 19ème, un spot d’explorateurs européens quoi !
6 Michel Alex Kipré, la référence en termes de journalisme culturel.