Le billet de Gauz’: L’enfant et le sage.
Un matin, un sage qui marchait tranquillement (ils marchent toujours tranquillement, les sages) pour aller s’occuper à des choses sages, remarqua un enfant assis au bord d’un fleuve. L’enfant ne bougeait pas et regardait les flots s’écouler avec une concentration qu’en général on ne lit que sur le visage des sages. Le sage ne dit rien et continua son chemin pour aller vaquer à ses sageries.
À midi, quand le sage revint à passer par là, il vit l’enfant dans la même position, s’en intrigua, mais continua son chemin parce quand même à midi, un homme qui marche trop finit par avoir son estomac aux talons. La force de gravitation étant universelle, elle attire tout vers le bas, même les estomacs de sages.
Dans l’après-midi, le sage qui repartait à ses affaires de sages trouva encore l’enfant dans la même position. Il en ressentit (enfin) une curiosité suffisamment grande pour s’adresser à lui. Il faut avouer qu’un estomac plein, ça vide l’esprit de toutes les basses pensées et pousse aux réflexions éthérées. Tel est d’ailleurs le secret de la sagesse. Il n’y a qu’à voir les images de Bouddha, sage parmi les sages, pour vous mettre en tête que ce que je dis est vrai.
Notre sage s’adressa donc à l’enfant.
– Hey petit ! Tu fais quoi assis conhan¹ à côté de l’eau-là ? Si tu glisses et tu tombes dedans, moi yé si² pas là hein ! Je sais pas nager oh³, tu vas te noyer ici gbanzan(4) !
L’enfant ignora le sage. On dit souvent « la bêtise insiste toujours ». Mais on oublie de dire que la bêtise et la sagesse ont le même père : l’esprit humain. Donc la sagesse insiste toujours aussi.
– Petit bâtaaaaard-là, c’est pas à toi yé pal(5) ? L’enfant se retourna si promptement que le sage ressentit de la fierté d’avoir deviné le prénom de l’enfant du premier coup.
– Bonjour monsieur le sage, lui répondit l’enfant. Vous m’honorer de vous détourner de votre grande sagesse pour vous préoccuper de ma modeste personne. Flatté, le sage s’approcha de l’enfant avec un large sourire.
– Mais dis donc, petit, ton français là est zo(6), même si toi tu es en zogobadi(7) ! Tu fais quoi à regarder l’eau on dirait un kolongo(8) qui sort de Djess ?(9)
– Je regarde s’écouler les eaux en me répétant les paroles d’Héraclite qui disait qu’on ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve.
– Héraclito, le petit voyou du quartier ? Il a fumé quoi ?
– Monsieur le sage, c’était sa façon à lui de dire que nous sommes tous en évolution permanente, que le monde change perpétuellement. Chaque instant que nous vivons est irréversible et, comme le fleuve, nous ne pouvons remonter à notre source. Notre destin, c’est la mer, la mer de toutes les humanités qui ont peuplé cette terre depuis le temps où le temps était un œuf.
Le sage s’ébahit en écoutant l’enfant. Dans un élan de générosité caractéristique du debout10 du maquis, il sortit son portemonnaie en s’écriant :
– Non, mon petit, tu es bon. Tu parles on dirait un sage comme moi. Tiens cinq togos tu vas aller au garbadrome11, tu vas gbô12 un peu, et tu seras encore plus sage.
Il sortit une liasse de gbonhon(13) pour atteindre une pièce au fond de son aumônière(14).
L’enfant, dans un geste vif, le lui arracha et plongea dans l’eau. Il nagea jusqu’à un rocher qui affleurait au milieu du fleuve, y posa le portefeuille du sage et continua sa nage jusqu’à l’autre rive. Alors que le sage poussait des cris d’orfraie, l’enfant lui lança :
– Monsieur le sage, retenez bien ces leçons. Primo, ne confiez jamais une faiblesse personnelle à un inconnu. Je sais que vous ne pourrez jamais nager jusqu’à votre argent. Ce qui emmène la deuxième leçon : des fois, on sait où se trouve notre argent, mais on n’a juste pas les moyens d’aller le chercher. Enfin, sachez qu’un don ne devient générosité que lorsqu’il affecte le donateur. Si ce que vous donnez est insignifiant pour vous, il le sera tout aussi pour celui qui le reçoit.
Et l’enfant disparut en laissant le sage trépignant sur la rive.
Moralité de toute cette histoire ? En cette période de CAN(15) qui passionne tout le pays et le continent, il est encore possible de lire des articles passionnants qui ne parlent pas de football.
¹Conhan : contraction ivoirienne de « comme ça ».
² Yé si, conjugaison du verbe être à la première personne.
³« Oh » se place à la fin des phrases pour faciliter les rimes. Si tu me crois pas, écoute « premier gaou » de Magic Système.
(4) Gbanzan, pour rien.
(5) Conjugaison du verbe parler à la première personne.
(6) Joli en abrégé donne Jo et en abrégé nouchi Zo.
(7) Quand tu es bizarre, on dit que tu es en zogobadi.
(8) Un kolongo est un dérangé qui n’est pas encore totalement fou.
(9) Bingerville a donné Bingerac pour la nouvelle bourgeoisie qui s’y agglutine. Mais le populo dit Bindjess, Djess en abrégé… C’est là-bas que se trouve l’unique hôpital psychiatrique du pays… tu suis ?
(10) Le debout, c’est celui qui a l’argent pour payer les bières. Son antonyme est le coucher bien sûr, celui qui attend de se faire rincer.
(11) Garbadrome, endroit où atterrissent le thon et l’attiéké.
(12) Gbô est le verbe manger exclusivement réservé au garba, attiéké au thon frit.
(13) Gbonhon, billet de 5.000 FCFA, aussi appelé Ké.
(14) Aumônière, une vieille façon de dire portefeuille. Oui, tu apprends aussi le français classique ici.
(15) CAN, si tu ne sais pas ce que c’est, tu es la preuve vivante que les extraterrestres existent.
Publié en février 2024