Clin d’oeil de Gauz‘: Un banquet au Banco
Le mois dernier, pour des raisons entièrement dépendantes de ma volonté, je n’ai pas publié d’article dans ta rubrique préférée du BAAB, ton magazine préféré. Je sais bien que bon nombre de lecteurs ont eu du mal à s’en remettre. On m’a même parlé de familles entières en pleurs Place CP1¹, à Yopougon.
Séchez vos larmes, je suis de retour, on ne se débarrasse pas aussi facilement d’une tête de moule (reste tranquille, ce n’est pas une coquille). Habillez-vous léger, pour me faire pardonner, je vous emmène en pique-nique dans la forêt du Banco.
Prenez n’importe quelle carte d’Abidjan (papier pour les iconoclastes, Google Map pour les gens normaux) et vous verrez qu’environ un tiers de la superficie de la ville est mangée en son centre par une énorme tâche : la forêt du Banco. Si vous viviez dans une bande dessinée, on verrait une constellation de points d’interrogation au-dessus de vos têtes à la vue de cette aberration chromatique.
Comment ça se fait qu’au milieu de cette mégalopole mégalomane, gourmande de bitume noir comme la peau des humains qui le piétinent, avide de briques, de béton, d’opérations immobilières, peuplée d’Ébriés², et de nombreux fonctionnaires d’un non-ministère de l’urbanisme qui tous rêvent de fêtes de génération ou de villas à Assinie³… comment ça se fait qu’il puisse exister un tel écrin de verdure dans Abidjan ?
Oh, que dis-je (c’est comme ça que parlent les grands intellectuels de maquis) une telle forêt ? Mieux (ou pire si tu es Ébrié), elle est quasiment intacte depuis qu’elle a été classée en 1953 par un des derniers gouverneurs blancs de la colonie française de Côte d’Ivoire, le bien nommé Reste (reste tranquille, ce n’est pas une coquille) parce qu’ayant été voté député en même temps que Houphouët-Boigny en 1946, il est resté jusqu’après l’indépendance (ne me remercie pas pour l’info, c’est gratuit comme le BAAB).
Comme Abidjan qui ne s’appelle pas vraiment Abidjan, mais Bidjan, la fameuse forêt ne s’appelle pas Banco mais Ban’go, du nom d’un génie qui habite la rivière qui la traverse et se jette (la rivière, pas le génie, il faut suivre un peu mieux en classe) dans la lagune. Elle s’étale sur presque 3 500 hectares ! On n’imagine pas les fêtes de génération que les Ébriés organiseraient ou les villas somptueuses que bâtiraient les fonctionnaires du non-ministère de l’urbanisme si on pouvait vendre ces terres-là. En son milieu, on compte près de 600 hectares de forêt primaire c’est-à-dire de brousse où on est sûr que gambadaient gaiement des sauriens géants dotés de rangées de dents grandes et affûtées comme des machettes de génocidaires hutus.
Heureusement pour les habitants de Yopougon, Adjamé, Attécoubé et Abobo, les communes voisines du Banco, ces animaux ont disparu (hélas pas les génocidaires) il y a 65 millions d’années, lorsqu’une météorite impétueuse a fait un bisou brûlant à notre planète. Ils ont été remplacés par des biches à l’élégance de Bambi, des perroquets multicolores bavards comme des femmes divorcées, des pythons avec de magnifiques robes plaquées au corps comme pour aller en night-club, des pangolins qui ne transmettent pas le Covid (si tu veux dire la Covid, c’est ton problème !), des milliers de mille-pattes surdimensionnés, des crocodiles nains qui ne sont ni sacs ni chaussures, etc., et même une tribu de chimpanzés.
Tu as bien lu, en plein milieu d’Abidjan, des cousins à quatre mains vivent dans le calme d’une forêt devant laquelle tu passes pour aller faire le boucan à Yop ou ailleurs.
Calme, c’est ce que tu vas ressentir quand tu vas aller au Banco (car, bien sûr, tu vas y aller dès que tu auras fini la lecture de cet article). Il y a de quoi bien accueillir le visiteur dans le camp des Eaux et forêts qui veillent sur ce trésor national.
Une tantie y fait même d’authentiques et succulents kédjénous , une armée de guides sympathiques et au faîte de toutes les histoires des lieux te guideront (c’est pour ça que ce sont des guides) et te feront découvrir les centaines d’espèces d’arbres majestueux que nous avons ravagés pour construire nos vilains Angré ou Rosiers 23 Programme 76, confectionner les lits de nos minables hôtels de passe, nos horribles canapés et moches bibliothèques où il y a assiettes et télé à la place des livres, les chaises de maquis sur lesquels nous trépignons en attendant des bières tièdes au son de musiques bruyantes, etc. Les circuits de découverte et de randonnées sont nombreux au Banco.
Tu ne trouveras pas dépaysement plus grand à seulement deux pas de chez toi. Une visite au Banco, c’est quelques kilomètres de voyage en voiture, mais des millénaires de voyage dans le passé. Néanmoins, elle comporte un inconvénient majeur : lorsque vous revenez du Banco, il faut prévoir un sas de dépression nerveuse et de grande tristesse quand vous retrouverez la symphonie de klaxons de vos magnifiques embouteillages.
¹ Place CP1 : Grande place à Yopougon où s’organisent de nombreuses veillées. Si tu es la star d’un soir là-bas, c’est que tu es couché dans une caisse en bois avec ta photo détourée sur fond de ciel bleu trônant sous une bâche. Étant les plus grands pleureurs de ce pays, les Bhétés y sont souvent pour les veillées funérailles.
² Ébrié : une ethnie du sud de la Côte d’Ivoire composée d’individus qui vendent des terrains plus vite que des sachets d’eau glacée à un feu tricolore un jour de canicule.
³ Assinie : aussi appelé Mafia par les Appolo (l’ethnie, pas le programme spatial) et pas parce qu’il y sévit une mafia de gens riches qui y construisent des villas de Scarface au bord de la lagune et de la mer.
Publié en mai 2021